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MAURICE G. DANTEC

discours au festival
Science Frontière

Cavaillon, le 29.01.2000

© Maurice G. Dantec - Science Frontière



Vers une transmutation biopolitique de l'economie humaine

1000 ans à inventer.

Avant toute chose il convient sans doute de placer en exergue de toutes les interrogations critiques que je vais m'efforcer de présenter ici de poser la premiere de toutes les questions qui s'imposent à l'esprit , à savoir pourquoi suis-je précisément ici, donc qui suis-je; en d'autres termes d'où parle ce je qui se prétend tel et qui a été invité à s'exprimer devant vous;
Je est un autre disait Rimbaud;
Je est un Nous; serais-je tenté de poursuivre; et en ce cas Je ce sont les autres;
Mais au nom de quels autres l'écrivain s'arogerait-il donc le droit de parler ainsi ? On saisit le sophisme à l'instant même où le cuistre le prononce, car l'écrivain n'étant personne il ne parle au nom de personne, ni même de tous, l'écrivain est la non-personne dont le nom sert à l'expression de tous ces "autres" dont la conscience est le véhicule; l'écrivain est le psychopompe de l'âge de la machine, le feu follet surgissant de la décomposition avancée de la civilisation et qui vient danser au dessus des décombres;
En d'autres termes encore Je ne suis pas, donc je pense, car c'est au moment précis ou je me défais des minables tropismes de mon moi et des attributs identitaires dont il s'affuble que surgit l'ineffable vérité, ce processus créateur sans cesse redéfini qui modele le monde et y propage ses cataclysmes;
Voici donc un premier bout de réponse; l'écrivain ne peut se concevoir autrement que comme une usine métaphysique, un laboratoire de manipulation transgénique dont le terrain d'expérience est la vérité elle-même, c'est-à-dire l'organisation systémique des illusions qui nous protègent du Néant;

Mille ans à inventer;
Je pourrais ici dépeindre le glorieux futur qui attend l'humanité enfin libérée des chaînes du rationalisme bourgeois, si je ne craignais pas plus encore les pléthores d'illuminismes concurrents qui prospèrent ainsi sur la Mort de Dieu, puis sur celle de l'Homme qui avait cru bon de prendre sa place sans oser changer la place, comme le disait Deleuze, et qui se complaît aujour'dhui dans cette farce macabre où l'abolition définitive de l'homme est occultée pqr le règne totalitaire de la marchandise et de l'amnésie spectaculaire;
Aussi apparaît-il un deuxième petit bout de la réponse;
L'écrivain du troisième millénaire ne peut partir que d'un constat et il doit en faire la pierre angulaire de son œuvre,
il décrète l'abolition de l'Homme;

Qui suis-je et que suis-je venu faire ici, en cet après-midi de janvier au cœur de cette manifestation stupéfiante, où les vérités les plus essentielles côtoient les méthodes de rééducation par le druidisme néo-bouddhique à fluorescence incarnée, où s'interpellent les ultimes nihilismes et syncrétismes d'urgence de l'occident post-chrétien et onucratique par dessus les cristaux presque muets des authentiques savoirs oubliés ?
Qui suis-je en effet pour oser ainsi porter le Verbe comme une lame durcie au feu dans le cœur tendre des consensus humanitaires ?
Je suis ce que je deviens, cette communauté mutante et paradoxale qui désire trouver une voix et force ma bouche à s'ouvrir sous le fer froid de la vérité en devenir;
Pas une fois au cours des longs débats, souvent fort intéressants au demeurant, n'a été prononcé le mot "Mal", les seules fois ou celui de "politique" a été prononcé ce fut pour caractériser la présence d'une ancienne ministre de l'environnement, lorsque des gens osaient employer celui d"économie" ce fut pour la confondre avec le simple commerce, pas une fois le terme de "métaphysique" ne s'est, il me semble, déployé dans le luxueux espace sonore de l'auditorium.
Il y a très certainement des raisons à cela, et je me risquerais dans un instant à en évoquer quelques unes, mais je dois continuer cette investigation particuliere qui me pousse à questionner ma propre légitimité au sein du débat;

Quel rôle pour nous autres, écrivains de fiction, dans ce monde où les machines de troisième espèce nées du silicium viendront s'interpénétrer avec les constituants même de nos organismes, et en particulier de notre système nerveux central ?
Quels rôles pour nous autres, romanciers désormais réifiés dans le cycle terminal de la marchandise, dans ce monde qui s'éteint et où vraisemblablement notre salut réside dans le cerveau d'un chaman de la selva amazonienne ou celui d'un schizophrène pourrissant dans son asile, ou sur le coin d'un trottoir misérable ?
Quel rôle, en effet, nous a-t-il été dévolu par le très saint nom du Verbe, d'une part, et par les petites combinaisons de la corporation médiatico-éditoriale, d'autre part ?
Sommes-nous réduits à n'être que les substituts des prêtres maintenant que les églises sont plus vides encore que les anciennes forgeries, les vacataires de service de la culture, les béquilles de l'instit' en panne de consensus fédérateur ?
Dois-je vraiment me plier, si je me prétend écrivain, mot que j'oserais définir par "homme libre", c'est-à-dire l'homme en quête de contraintes supérieures, dois-je vraiment me plier aux règles de cette mascarade, de cette bouffonnerie, de cette vaste opération de décervelage qui tente à faire de nous de gentils petits moutons chargés d'aller apaiser les banlieues en flammes, et les ministères en perdition ?
Nous ne sommes pas là pour calmer la douleur et effacer les cicatrices, nous sommes de véritables poisons, nous grattons la plaie jusqu'à ce qu'elle s'infecte, purule, et contamine d'autres organismes, et dans le meilleur des cas si nous devons la cautériser nous nous garderons bien d'employer une analgésique, et nous userons volontiers de la lame rougie au feu; un écrivain d'aujourd'hui se devra donc d'être toxique, comme le sont tous les grands révélateurs de vérités - ce que Jeremy Narmy et Ricardo Tsaquimp nous ont lumineusement démontré hier - l'écrivain de fiction du troisième millénaire sera un poéte-philosophe d'une espèce hautement dangereuse - il sera Anaconda et machine de troisième espèce, intelligence schizo-opérative et prolétaire de tous les prolétaires, aristocrate de toutes les aristocraties et prophète sorti du désert pour venir fustiger les idoles, oui, disons le tout net il se devra d'être un authentique saboteur métaphysique;
à lui désormais d'attenter à la pudeur des vieilles dames outragées des idéologies momifiées, car c'est dans ce monde mort, et qui n'en finit pas de mourir, ce cadavre à la décomposition fulgurante que se combinent les éléments de la vie future, que nous nous devons de synthétiser, dans le silence et l'obscurité de nos souterrains;

Mille ans à inventer ?
commencons donc par inventer notre présent, confisqué par les monstres froids bureaucratiques et les médiocraties culturelles, commencons donc par nous penser comme nexus de tous les possibles, commencons donc par entrevoir le désastre positiviste qui refuse de comprendre l'aspect hautement paradoxal de la conscience humaine, ce retournement critique de la nature contre elle-même, sur elle même, hypertexte en réécriture constante, à l'image de la double hélice de l'ADN;
Osons alors l'alchimie opérative du futur, osons réunir et séparer Jeremy Narby et Gilles Deleuze, osons établir les interfaces secrètes entre savoirs oubliés et connaissances en gestation, osons donc sortir du minable confort démocratique et humanitaire qui oblige l'homme à se croire seul dans l'univers et lui refuse l'accès à sa dimension cosmologique, qui est celle de son expansion macroscopique, au delà des pesanteurs terrestres tout autant que son expansion neuroscopique - si vous me passez ce bruyant néologisme - qui est celle de l'exploration systématique des dynamiques à l'œuvre dans la biologie interne du cerveau, y compris, et j'oserais dire surtout au travers de l'enseignement opérationnel des hallucinogènes, qu'il convient illico de rebaptiser Instruments de Navigation Neurotropiques des Réalités Multidimensionnelles, donc "REALOGENES";
Il est temps pour l'écrivain de choisir entre le succès et l'éternité, il est temps pour lui de redevenir navigateur, aventurier, et criminel, c'est à dire un danger pour l'ordre social, il est temps qu'il comprenne que la lumière de sa torche doit servir à enflammer les palais de la pensée et les cités corrompues du langage;
Il doit alors sans attendre rien d'autre que le sacrifice entreprendre au contraire de ce que l'on a trop souvent dit ici au cours des journées précédentes, et comme le savait Nietszche, une nouvelle hiérarchie des valeurs, une nouvelle généalogie de la morale, une révolution générale de l'économie humaine concue comme nécéssité à transmuter de toute urgence, bref, et sans qu'il soit utile de me répéter plus longtemps, l'écrivain du prochian siècle sera l'héritier profondément sélectif du xxeme siècle, il devra organiser le chaos tout en semant le désordre dans les fois les plus ancrées, il devra se soumettre lui-même à la combustion critique de la vérité, réacteur nucléaire surgénérateur dont le reste est supérieur aux termes de la division, il sera le propagateur de la nuit dans les contrées les plus illuminées et l'étincelle fugace de la lumière dans les plus enténébrés d'entre eux, il sera celui dont les mythes et les créatures s'échapperont de son cerveau comme venus du Monde des Morts, il aura fait d'Auschwitz et d'Hiroshima les expériences les plus cruciales de l'humanité et il s'emploiera à détruire tout ce qu'il touche, et en particulier les murs métaphysiques d'un microcosmos devenu paradoxalement trop petit pour sa puissance et bien trop grand pour ses ambitions;

Je vous remercie de votre attention.



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