> NOVEL <

 
Entretien avec
Maurice G. Dantec
18 mars 1996



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Vous vous situez donc dans la lignée des écrivains noirs.
Tous les auteurs de roman noir tournent autour des mêmes problèmes. C’est-à-dire l’aspect constitutif du crime dans la société humaine. Si on ne sait pas se dépatouiller avec ça, on aboutit à des perversions qui aboutissent à l’idée d’une société parfaite, juste et complètement propre, qui n’aurait ni corruption, ni crimes, ni violence. Or, bizarrement, c’est justement, ces modèles de sociétés qui aboutissent au pire. Tout le 20 ème siècle devrait quand même commencer à nous parler. Entre Auschwitz, Hiroschima, la grande boucherie de 14-18, ou les guerres qui se sont succédées indéfiniment depuis un demi-siècle, sous le patronnage de l’ONU.
Vous devez donc vous aussi exprimer votre côté mauvais ! Sous quelle forme ?
Ah ouais, complètement ! C’est absolument impératif ! Peut-être sous la forme d’une littérature que j’appelle diabolique. Il faut savoir avec quoi on joue. Je pense que l’artiste doit jouer avec des trucs dangereux. S’il n’y a personne qui met les mains dans la centrale nucléaire, si personne n’y va, .... Nous on a un peu ce rôle là.
Alors en fait, le roman noir, dans le sens où il y a quelque chose de fatal, c’est finalement très utile !
Oui ! C’est ce que Baudrillard disait dans un article. Il expliquait la différence entre les optimistes et les pessimistes. Il y a des gens qui vont penser que l’homme est bon, qu’il est perverti par la société, et que l’histoire a été saccagée par les guerres, les famines, les exterminations, les génocides... Et puis, il y a les gens, comme Baudrillard ou moi, qui pensent que ça, c’est l’humanité, et que quand des bonnes choses arrivent, quand un peu de lumière apparait dans la conscience humaine, là, effectivement, on peut se réjouir.


Dans quelles conditions écrivez-vous ?
Généralement, j’ai une première phase l’après-midi, souvent moyenne, je l’avoue, avec des hauts et des bas, même si parfois ça peut dépoter, de 14-15 heures, à 18-19 heures, et puis après de 22 ou 23 heures à 3, 4, 5, 6, ... du matin. J’écris en jets continus, par contre je retravaille beaucoup après-coup. Ou sinon en pelures d’oignons ; je rajoute des trucs, je dilate le texte. J’ai plutôt tendance à dilater. Le premier jet est généralement assez concis. Depuis que j’écris, je n’ai jamais fait de plan. Même pour mes dissertations. Pour les romans, je me laisse la liberté de faire vivre mes personnages au travers d’une impulsion, et après ils se démerdent. J’ai commencé Les Racines du Mal avec la première phrase. Et je savais que j’allais faire intervenir l’intelligence artificielle et tout le bordel, mais je ne savais pas où j’allais. J’ai fait quand même cent pages sur Schaltzmann pour me caler ! (rires) La Sirène Rouge est mon premier roman. Il s’est passé la chute du mur, la guerre du Golfe, le début de la guerre en ex-Yougoslavie, c’est-à-dire le retour de l’histoire. A la base aussi, un truc individuel qui a fait que je n’avais plus d’autre choix que d’écrire. C’était ça ou devenir clochard, alors...
En ce qui concerne les motivations des tueurs, il y a plusieurs déclencheurs. Il y a l’approche darwiniste « seuls les plus forts survivent », « la prédation est un jeu », d’après le personnage d’Eva K. dans La Sirène Rouge.
C’est le jeu qui différencie la prédation humaine de la prédation animale. Cette différence se situe au niveau du rapport qu’a le prédateur avec sa victime. Dans la prédation humaine, évidemment, rentre tout un arsenal culturel, psychologique, fantasmatique, technologique, qui est inexistant dans le règne animal simple.
Eva déclare aussi : « Tuer est un art ». Vous faites une différence avec le jeu ?
Non, c’est exactement la même chose. La Sirène Rouge, c’était un peu un gallop d’essai, je m’étais plus calé sur une trame linéaire d’action, mais je considère Eva K. ou le Club des Ténèbres dans Les Racines du Mal comme étant le pire de ce que produit l’humanité. Justement, c’est censé nous questionner, y compris sur ce qu’est le crime et l’art.
Il y aussi le rôle du robot de Wilson, qui en prenant le contrôle de notre comportement anodin engendre un besoin de rupture forte, qui peut se manifester par le crime !
Je crois que la violence est constitutive de l’humain. C’est ce qui explique Wilson, aussi. Si ce robot de la conscience n’existait pas, nous ne serions pas humains. Nous ne pourrions pas apprendre et intégrer ces énormes somme de connaissance, qui deviennent d’une certaine manière mécaniques, pratiquement gérées par des arc-réflexes. Mais inversement, si ce robot de la conscience prend le pouvoir ... Il est à la fois nécessaire et dangereux. Comme, je pense, tout ce qui constitue l’humain.

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