> NOVEL <

 
Entretien avec
Maurice G. Dantec
18 mars 1996



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Contrairement à ce que l’on entend beaucoup, la technologie n’est pas source de mal dans votre livre. Elle n’est pas pervertissante.
Non, c’est peut-être ta lecture, ce n’est pas ce que j’ai voulu y mettre. La technologie est de l’ordre du mal. Elle est de l’ordre de la transgression de l’ordre social. Il y a eu un débat à La Marche du Siècle sur le futur, le 21 ème siècle, tout ça, qui était intéressant par ce qui n’était pas dit. On a pas prononcé une seule fois le mot Auschwitz. Michel Serres a fait allusion à Hiroshima. Mais Auschwitz, on a l’impression que ça n’a même pas existé au 20 ème siècle ! Pour moi, la technologie est de l’ordre de la dissolution des valeurs, morales en particulier, et c’est son rôle. Elle est là pour ça. A ce débat, les mecs ne s’expliquaient pas comment les magnifiques progrès de la science et de la technologie au 20 ème siècle ont eu comme conséquence la fragmentation, la dissolution du tissu social. Mais c’est exactement ce pour quoi est faite la technologie ! Pour se substituer à l’ancien ordre social. On est en train de tourner autour du pot, c’est grâve !
Ce n’est plus du domaine du politique, alors.
Mais le politique est mort ! La technologie va définitivement l’éradiquer. Les politiques n’ont plus de pouvoir. Ils n’ont plus que l’image du pouvoir. Juppé ne décide plus rien, le pauvre vieux. Ce n’est pas lui qui décide. C’est éventuellement le bureau ovale à Washington, qui est le dernier reliquat des grands pouvoirs politiques, parce qu’il s’appuie sur un réel pouvoir économique, mais même aux Etats-Unis, le politique n’est qu’une branche minime de la société !
Mais comment la technologie peut-elle avoir comme objet l’éradication de la morale ?
Pas la morale, l’ordre moral.
Mais elle n’a pas de motivation, la technologie, si ?
Je crois qu’elle a une motivation qui est inscrite dans l’humain. La technologie n’est qu’une extension de nous-mêmes.
Ce n’est pas parce qu’on veut éliminer le social qu’on trouve la technologie ?
Non, je ne crois pas. Ce n’est pas mon opinion. Mon intuition, c’est que justement les technologies de communication sont là pour dissoudre les anciens liens sociaux qui existaient. Elles sont là pour ça. Ca va substituer aux anciennes relations sociales un autre type de relation socio-technologique. Je ne sais pas vraiment encore ce qui va advenir.
Mais quand même, comment une technologie peut-elle avoir un objectif ?
Si tu fais de la technologie quelque chose d’extérieur à l’humain, effectivement, elle ne peut pas avoir de motivation. Mais elle a les motivations de l’humanité, la technologie. Les technologies sont des vecteurs de notre sexualité et de notre psychisme avant même d’avoir une utilité technique. Elles sont des constructions mentales de l’humain, et tu ne peux pas oublier Freud, tu ne peux pas oublier l’inconscient, tout ce qu’il y a en nous, ce n’est pas possible. C’est pour cela que je suis à la fois en portafaux avec les dealers de futur radieux et les catastrophistes anti-technologiques. Je dis que l’histoire continue et que l’homme avance. Le problème, ce n’est pas tellement la dissolutionde l’ordre social et familial, qu’on essaye de nous refiler encore une fois, c’est justement qu’on a pas voulu réflechir à ce qui doit remplacer les anciennes relations entre les hommes.
Est-ce que vous croyez que c’est utile de lutter pour des choses comme Internet et contre le discours anti-moderniste ?
Il n’y a pas à lutter pour. Internet va tout balayer. Le discours anti-moderniste sera balayé. Mais heureusement qu’il y a des gens comme vous qui réflechissent et qui agissent là-dedans. Mais moi, je pense qu’il n’y pas de problème. Mais attention, il y aura des convulsions. C’est ce que j’explique un peu dans Là où tombent les anges et les prochaines nouvelles que j’écris, sur l’éventualité d’une sorte de guerre civile en France. Les gens qui ont inventé Internet ont réfléchi à ce qu’ils faisaient, avec les mecs d’Arpanet. Il ne faut pas croire que l’armée américaine ce n’est que des cons ! Ca se saurait. Au Pentagone, tous les officiers ont un quota de livres de science-fiction à lire par an. Va trouver un général en France qui a lu ne serait-ce que Philippe K. Dick. Et oui ! Eux, ils intègrent.




On peut dire ce qu’on veut sur l’Amérique, moi je suis un défenseur acharné du judéo-capitalisme américain. Sans problème. Comme dit Chevènement, oui je suis un suppôt du saint-empire germano-américain. Evidemment, on essaye de nous dire ah, le capitalisme, l’ultra-libéralisme, ... Un type vient de sortir un bouquin qui explique que depuis cent-cinquante ans, la fortune financière française est toujours dans les mêmes mains. Dans les mains des deux-cent mêmes familles. Quel est l’homme le plus riche des Etats-Unis ? C’est un type qui avait dix dollars en poche il y a vingt ans. C’était Bill Gates. Alors qu’on essaye pas de me dire que c’est le même système. C’est pas vrai. Ce n’est pas le même système.

En Europe, on n’est pas dans un système ultra-libéral, on est dans un système national-socialiste. Voilà ce que je pense. Un système de grandes entreprises publiques qui a complètement foiré toutes les révolutions technologiques depuis vingt ans. Evidemment, ce sont des bureaucrates, des fonctionnaires. En France, on a voulu créer la Silicon Valley, par exemple. Aux Etats-Unis, elle s’est créée toute seule, là où il fallait qu’elle soit. Je ne dis pas que là-bas il n’y a pas de racisme. Mais tu crois qu’il n’y en a pas ici ? Mais là-bas, il y a un turn-over réel des générations, même si c’est dur, même si c’est une société sauvage, violente, tout ce que tu veux. Mais aujourd’hui, l’industrie américaine, c’est l’industrie de la communication et de la culture. Auourd’hui, ce n’est plus Ford la première compagnie américaine. C’est Microsoft, les compagnies de cinéma, les compagnies de jeux vidéo, ... Il faut quand même bien se rendre compte de la réalité. Par exemple, les Noirs. Aujourd’hui, il y a une bourgeoisie Noire ultra-riche, qui a des groupes de presse. Aujourd’hui, le rap, ça permet à des milliers de gens de bosser, et en plus d’avoir une porte de sortie pour les jeunes Noirs dans le show-business. Tu va me dire « Oui, mais le show-business c’est pourri ». Oui, mais tout est pourri de toute façon. Ici, j’ai dix amis, qui comme moi vont s’exiler en amérique du nord, l’année prochaine, vraisemblablement, parce qu’ils n’y arrivent pas. Parce que les boîtes de multimédia sont dirigées par des connards qui sortent de polytechnique et qui n’y connaissent rien. Et toi, tu va avoir un DEA, et tu va tomber sur des espèces de bureaucrates fonctionnaires, ou de mecs qu’on a calés là parce qu’ils sont les fils des patrons et que c’est la nouvelle danseuse, ... C’est exactement ce qui se passe, bordel ! Aux Etats-Unis, ils sont en train d’investir des milliards de dollars. Où est le rapport ? Qu’on m’explique où est le rapport entre France Télécom et ATT ! Qu’on me dise en quoi c’est le même système !

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